Dix mois après la victoire d’Erdoğan, président de la République et chef du Parti de Justice et développement (AKP), lors des élections présidentielles et législatives de mai 2023, sommes-nous entrain d’assister à un bouleversement du paysage politique en Turquie? En effet, si les élections de mai 2023 ont confirmé le maintien de l’hégémonie de l’alliance nationaliste-islamiste, l’Alliance du peuple, formée autour d’Erdoğan, les élections locales de mars 2024 ont révélé un tableau politique bien différent. Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir en 2002, l’AKP n’est pas sorti premier parti d’une élection. Le Parti républicain du peuple (CHP) a devancé son rival avec 35% des voix obtenus aux élections des conseils municipaux et départementaux. Et les candidats du CHP pour les mairies ont réussi à obtenir 38% des voix. En conséquence, l’AKP n’a pas pu regagner les mairies d’Istanbul et d’Ankara (perdus en 2019), mais il a aussi perdu les mairies d’un nombre important de villes, dont certaines étaient considérées comme son fief. Le résultat est une défaite personnelle pour Erdogan qui s’était engagé personnellement et massivement dans ces élections locales, notamment à Istanbul. Il s’était aussi déplacé dans 51 départements du pays pour soutenir les candidats de son parti. Or au lendemain du 31 mars, le CHP contrôle 14 des 30 grandes municipalités de la Turquie contre 12 pour l’AKP. Par ailleurs, le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM) a pu regagner toutes les mairies dans la région kurde où le ministère de l’Intérieur avait dessaisis les élus de ce parti après 2019 et il a gagné quelques autres en plus. L’AKP est confiné au centre de l’Anatolie et à la région de la Mer noire. Il s’agit de la pire défaite d’Erdoğan et de son parti au pouvoir depuis vingt-deux ans.
L’épuisement de l’erdoğanisme
Qu’est-ce qui explique, dix mois après l’élection présidentielle, un tel changement du paysage politique ? La chute de la popularité de l’AKP ne date pas d’aujourd’hui. A la tête de l’AKP, Erdoğan avait gagné toutes les élections entre 2002 et 2015 sans faire des alliances avec d’autres partis. En 2011, son parti gagnait les élections législatives avec 49,5% des voix. Lui-même a été élu président de la République au suffrage universel en 2014 au premier tour sans faire d’alliance formelle avec d’autres partis. Mais à partir du milieu des années 2010, Erdoğan a été obligé de nouer des alliances avec le parti d’extrême-droite nationaliste, le Parti d’action nationaliste (MHP), pour gagner, de justesse et grâce à quelques irrégularités, d’abord le référendum d’amendement constitutionnel de 2017, et puis pour se faire réélire comme président en 2018 et enfin en 2023. Sans l’apport de son allié, l’AKP n’a plus la majorité parlementaire depuis 2018. Ce recul lent mais irréversible de l’AKP a obligé Erdoğan d’élargir l’Alliance du peuple en 2023 à d’autres partis, notamment le parti islamiste, crée en 2018 par le fils de Necmettin Erbakan, fondateur historique de l’islam politique en Turquie et deux petits partis l’un d’extrême droite nationaliste turc et l’autre islamiste radical kurde. Grâce à cette alliance très ancrée à l’extrême droite, il a réussi à se faire élire au second tour avec 52% des voix. Une victoire personnelle d’Erdogan qui cache le recul de son parti, l’AKP. En 2024, le parti islamiste d’Erbakan s’est retiré de cette alliance et a obtenu 7% des voix soit autant d’électeurs qui se sont détournés de l’AKP.
La participation aux élections de mars 2024 a été de 78% contre 88% dix mois avant. Environ deux-tiers de ces nouveaux abstentionnistes avaient voté pour l’AKP en 2023. Ce qui explique leur désaffection c’est surtout la crise économique avec une inflation qui dépasse les 60% et qui a touché plus particulièrement depuis juillet 2024 les retraités. Par ailleurs, une partie de l’électorat islamiste de l’AKP ont sanctionné leur parti pour son attitude ambivalente dans ses relations avec Israël depuis la guerre à Gaza, soutien verbal fort à Hamas mais poursuite des exportations vers Israël. Trois semaines apres les élections locale, le gouvernement d’Erdoğan a été contraint d’interdire certaines exportations vers Israel sous la pression de l’opinion publique.
Le choix par Erdoğan de candidats peu attractifs aux postes de maire dans les grandes villes ont accentué manifestement la démobilisation d’une partie de son électorat. Comme d’autres autocrates, Erdoğan veille à placer à des postes clés des personnalités qui ne lui porteront pas d’ombrage. Après la fatigue et la lassitude d’être au pouvoir depuis plus de vingt ans sans interruption, ceci explique aussi le reflux de la popularité de l’AKP. Tous les fondateurs de ce parti avec Erdoğan en 2001 ont quitté le parti ou ont devenu invisible. L’AKP est devenu depuis le début de la décennie précédente un appareil politique totalement au service personnel d’Erdoğan.
Tous ces facteurs de mécontentement étaient présentes dix mois avant et ils n’ont pas empêchés d’Erdogan de gagner les élections. Pourquoi ? Dans une société très polarisée, où les adversaires sont perçus comme des ennemis intérieurs, il est plus facile pour les partisans du pouvoir islamo-nationaliste d’exprimer son mécontentement lors des élections locales que les élections générales. Ils ne prennent pas le risque de bouleverser le régime conservateur mais lui adresse un fort signal d’avertissement. Nombre d’électeurs du camp islamo-nationaliste continue à avoir une forte appréhension pour voter le CHP pour des raisons historiques notamment la posture élitiste et moderniste autoritaire du kémalisme d’antan.
La mue des sociaux-démocrates
Si l’échec de 2024 est surtout imputable à l’épuisement progressif de l’erdoganisme, il s’explique aussi par la lente mutation du CHP depuis environ dix ans. Un parti social-démocrate n’était pas devenu le premier parti depuis 1989. A partir de 2016, le CHP, adoptant une stratégie d’ouverture a noué une alliance formelle, l’Alliance de la nation, avec les dissidents du MHP et d’AKP ainsi que des alliances informelles avec le Parti démocratique des peuples (HDP, parti pro-kurde de gauche, le prédécesseur du DEM). Grâce à cette stratégie il a pu gagner les mairies d’Istanbul et Ankara ainsi que les mairies de quelques villes de province en 2019. En 2023, cette stratégie d’alliance n’a pas suffit pour que le président du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, puisse devancer Erdoğan au second tour, ni pour faire perdre à l’AKP et ses alliés la majorité au Parlement. Mais manifestement elle a permis de créer une plus grande fluidité entre les électorats des divers partis qui s’opposent à Erdogan. C’est ce qui explique le rassemblement spontané des électeurs autour des candidats du CHP en mars 2024 malgré l’absence d’une coalition formelle dans le camp anti-Erdogan. L’électorat laïc-nationaliste s’est regroupé autour du vote CHP.
Aujourd’hui, les figures les plus populaires de CHP, les maires d’Istanbul et d’Ankara, illustrent bien cette mue. L’un a commencé sa carrière politique dans la droite libérale dans les années 1990, l’autre dans l’extrême-droite nationaliste. Tous les deux sont des croyants pratiquants prônant le strict respect des principes de la laïcité. L’image traditionnelle de CHP comme un parti élitiste-laïciste qu’Erdoğan brandit à chaque occasion ne fait plus autant d’effet. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu est perçu par le public comme le candidat le plus à même de mettre fin au pouvoir de l’AKP et d’Erdoğan lors des prochaines élections générales. Le CHP essaye aujourd’hui d’occuper le centre de l’échiquier politique, comme l’AKP l’avait réussi à faire dans les années 2000, en absorbant les électeurs des partis libéraux de droite ou de centre. En adoptant une posture de plus en plus nationaliste et islamiste et en transformant le régime en une autocratie, Erdoğan, pris dans son hubris, a perdu une partie de ces électeurs.
Parmi les cinq partis politiques qui ont recueillis le plus de voix dans les élections depuis 2018, le CHP a été le seul parti qui a progressé en 2024, notamment grâce aux jeunes et aux femmes. Cette tendance peut continuer si les nouveaux maires du CHP montrent qu’ils peuvent être aussi des bons gestionnaires municipaux que ceux d’AKP d’autrefois, le népotisme, le clientélisme, la destruction de l’environnement et le gaspillage ostentatoire en moins. Le DEM, de son côté, a pu démontrer qu’il a une assise électorale bien solide dans le pays kurde malgré la dure répression subie depuis 2016. Mais il est tiraillé aujourd’hui entre deux tendances, celle qui prône le retour aux origines kurdistes des ancêtres de ce parti et celle qui soutient la poursuite de la stratégie qui vise à devenir le principal parti de gauche de la Turquie défendant aussi les revendications des kurdes. Les autres partis de la gauche socialiste en Turquie pèsent très peu dans l’échiquier politique, les résultats électoraux de tous réunis n’arrivent pas à 3%.
La permanence de la tripolarisation
Face à ce tableau un tant soit peu optimiste pour une possibilité d’alternance en Turquie à l’horizon de 2028, il faut néanmoins rester prudent. D’abord les élections locales n’ont pas réduit l’immense pouvoir concentré dans les mains d’Erdoğan. Le système hyper-présidentiel va continuer à fonctionner et Erdoğan peut espérer attirer les députés des partis dissidents de la droite libérale et nationaliste. Ces partis ont quasiment disparus de l’échiquier politique au soir des élections du 31 mars 2024. Mais il faut aussi qu’il puisse résoudre la quadrature du cercle dans les quatre années à venir en matière de politique économique, entre la contrainte de l’austérité pour lutter contre l’inflation (qui oscille entre 60 et 80% depuis deux ans) et la nécessité de ménager les classes moyennes urbaines, durement touchées par la perte de leur pouvoir d’achat. Contrairement aux dépenses électoralistes engagées massivement avant les élections de mai 2023, Erdogan avait été obligé de reconnaitre lors de la campagne pour les élections de mars 2024 que les caisses de l’Etat étaient totalement asséchées.
Par ailleurs, la progression de CHP dans le corps électoral ne doit pas cacher la stabilité de la tripolarisation de la Turquie. Quand on additionne les voix obtenues en mars 2024 de tous les partis qui se sont présentés sous la bannière de l’Alliance du peuple autour d’Erdoğan en mai 2023, on constate que l’électorat conservateur islamiste-nationaliste continue à représenter environ 47% des voix. Face à celui-ci, l’électorat laïc-nationaliste, dont le CHP constitue le principal parti arrive en seconde position avec environ 42%. Le CHP a donc besoin de l’apport de voix du troisième pôle politique, celui des électeurs de DEM et de la gauche socialiste. Or, dans le camp laïc aussi, il existe un fort courant autoritaire et nationaliste, opposé et réactif aux revendications de reconnaissance des Kurdes. L’ouverture des pourparlers pour la résolution du problème kurde effraie autant les électeurs nationalistes laïcs comme conservateurs. La manière d’aborder la question kurde par l’AKP et le CHP sera décisive lors des prochaines élections présidentielles.
Les élections locales de 31 mars 2024 ont révélé que le centre de gravité politique de la Turquie a glissé légèrement du pôle conservateur et islamiste vers le pôle moderniste et laïc. Mais ces deux pôles partagent à peu près les mêmes valeurs nationalistes, les uns sont méfiants des alliés occidentaux de la Turquie les autres de ses voisins moyen-orientaux. La présence massive de réfugiés syriens en Turquie a exacerbé cette inimitié des modernistes-laïcs vis-à-vis des islamistes. Il y a aussi une certaine ambivalence dans l'approche du CHP vis-à-vis des exigences de l’Union européenne pour la poursuite des négociations en vue d'adhésion de la Turquie. Mais pour que l’opposition puisse gagner les élections présidentielles dans quatre ans, il lui faudra obtenir d’une part les voix de cinq à six millions d’électeurs, notamment dans les classes populaires, qui ont voté pour l’AKP ou pour les autres partis de l’Alliance du peuple ou se sont abstenus en mars 2024 et de l’autre de ne pas perdre dans la foulée une partie de ses électeurs qui restent de fervents nationalistes ou laïcs. Cela pose un grand défi aux dirigeants du CHP mais aussi à tous les progressistes de la Turquie.