Une des caractéristiques des régimes autoritaires est la domination de l’incertitude, le règne de l’incertain. D’absence de règles solides et durables. Dans les régimes totalitaires, voire dans les dictatures militaires, il y a une certaine stabilité des décisions et de la prévisibilité des actions du pouvoir, au premier chef de sa politique répressive mais aussi dans une large mesure de sa politique économique et de sa politique internationale. Vous ne pouvez pas envisager de publier un quotidien ouvertement et franchement d’opposition sous ces régimes. Votre tentative sera réprimée dès le premier pas. Toute forme d’expression contraire à ce qui est permis de dire ou de faire sera impeccablement et immanquablement réprimée et tout le monde le sait. C’est pourquoi dans un régime totalitaire il ne peut y avoir d’opposant mais que des dissidents.
Dans les régimes autoritaires on peut à la fois avoir des centaines de journalistes en prison et des journaux, des revues, des livres oppositionnels continuer à être publiés, diffusés, certes avec de grandes difficultés mais arriver à survivre tant qu’ils ne sont explicitement interdits. Le quotidien Cumhuriyet en Turquie est un exemple de cette situation paradoxale. Plusieurs de ses collaborateurs ont été incarcérés pendant des mois, dont Akin Atalay, président du conseil exécutif de la fondation Cumhuriyet qui est toujours détenu, et le quotidien a continué à être publié, à être diffusé sans changer d’un pouce sa ligne éditoriale critique. Plusieurs quotidiens en revanche ont été saisis, interdits…notamment toute la presse proche du mouvement kurde ou celle proche de la communauté Gülen. D’autres titres de presse ou des chaînes de télévision, sous la pression du palais présidentiel ont été obligé de se laisser acheter par des hommes d’affaire proche du pouvoir. Encore hier un énième journal lancé par le mouvement politique kurde a été saisi par la justice, son personnel arrêté, un administrateur nommé à la tête du journal. Il y a désormais en Turquie autour de Tayyip Erdoğan un large réseau de média composé de chaînes publiques et privées et de plusieurs quotidiens qui représentent au total plus de 80 pour cent de l’offre.
Des centaines de personnes sont aujourd’hui détenus pour avoir envoyé un message jugé diffamatoire envers le pouvoir sur les média sociaux, mais pourquoi eux sont arrêtés et pas d’autres qui ont fait la même chose, personne ne le sait. Des centaines d’universitaires ont été licenciés pour avoir signé une pétition qui critique les violences des forces de l’ordre et de l’armée dans des villes kurdes et appelle pour une résolution pacifique de ce conflit. D’autres signataires de la même pétition ont gardé leur emploi, peut-être pour le moment. Des procès pour propagande d’une organisation terroriste sont ouverts contre certains signataires de cette pétition et pas contre d’autres. Certains députés du parti HDP sont incarcérés, d’autres continuent à siéger au parlement. 90% des mairies gagnés par le parti kurde lors des dernières élections municipales sont aujourd’hui gouvernés par des fonctionnaires nommés par Ankara. On incarcère des dizaines de maires élus, on libère certains et on remet derrière les barreaux d’autres ou de nouveau les mêmes. On peut multiplier ces exemples. C’est le règne de l’arbitraire à tous les niveaux.
La situation de Osman Kavala est aussi emblématique de cette situation, du règne de l’incertaine et de l’arbitraire. Il a été arrêté il y a plus de cinq mois et mis en détention avec des chefs d’accusation invraisemblable, comme avoir organisé et financé les événements de Gezi et d’avoir été en intelligence avec des agents étrangers dans la préparation de la tentative du coup d’Etat de juillet 2016. Toutes ces accusations ahurissantes pour ceux qui connaissent un tant soit peu Osman sont proférées sans que le ministère public montre à lui et à ses avocats la moindre preuve concrète à l’appui de ses accusations. Depuis sa mise en détention, il n’a pas été interrogé de nouveau et ses avocats n’ont toujours pas accès au dossier. On ne sait pourquoi il y a un secret sur son dossier d’instruction et il a longuement subit un régime carcéral restrictif avec un droit très limité de communication avec ses avocats et sa famille. Comme des dizaines de milliers de détenus en Turquie, il attend en prison sans savoir exactement pourquoi et sans savoir quand il peut enfin être déferré devant un tribunal et connaître ce dont il est accusé et pouvoir se défendre. La mise en détention travaille comme un instrument de punition par l’arbitraire et on subodore l’existence d’une pratique qui nous rappelle les lettres de cachet de l’Ancien régime en France.
Le règne de l’arbitraire s’applique aussi au fonctionnement des institutions publiques. Comme par exemple le refus du tribunal pénal d’appliquer la décision souveraine de la cour constitutionnelle de libérer deux détenus, Mehmet Altan et Şahin Alpay. La même cour constitutionnelle en décidant de ne pas vérifier la constitutionnalité des décrets-lois promulgués sous couvert de l’état d’urgence avait lui-même grandement ouvert la porte de l’arbitraire. La confiscation des biens, le limogeage des fonctionnaires, les arrestations arbitraires, les modifications substantielles apportées aux institutions publiques et aux règles de leur fonctionnement, le remodelage de l’Etat... toutes ces décisions qui piétinent les règles les plus élémentaires de l’Etat de droit sont prises sous couvert de leur agrément par le pouvoir unique, celui de l’autocrate. Et elles évoluent au gré des évolutions de sa perception du moment, de sa stratégie de pouvoir, de ses marchandages internationaux, bref au gré de la volonté de l’Un. De l’Un qui contrôle tous les pouvoirs, autant qu’il peut le faire. Et c’est sous ce double effet, les limites de la capacité de son contrôle et les méandres de sa politique que l’on a l’impression que la société civile dispose des bribes d’espace de liberté et que l’on espère en permanence l’annonce d’une décision magnanime. Certes certains détenus sont libérés, il y en a même qui sont acquittés. Mais d’autres, plus nombreux, prennent leur place. Tout le monde, pas seulement les suspects usuels des pouvoirs autoritaires en Turquie, les socialistes, les communistes, les démocrates, les gens de gauche, les Kurdes mais aussi des musulmans, des conservateurs ou des libéraux qui ne font pas allégeance au pouvoir sont condamnés à vivre en position suspendue s’ils n’ont pas déjà été inquiété par la police et la justice ou par des zélateurs de l’autocrate. La crainte gagne progressivement toutes les sphères de la société même si une minorité, loin d’être négligeable, continue à défier le pouvoir publiquement et la société civile montre une certaine résilience.
Je crois que c’est après l’arrivée de Tayyip Erdoğan à la mairie d’Istanbul, en 1994, que la direction municipale a inscrit sur le fronton de la porte d’entrée d’un des cimetières au cœur de la ville, un verset du Coran bien menaçant et d’une réalité incontournable : «Chaque vivant va goûter à la mort ». (Toute âme doit goûter la mort, dans les traductions françaises du Coran). Une évidence certes mais son rappel public n’est pas moins significatif d’un certain esprit morbide qui façonne l’imaginaire de ce pouvoir et impose l’attente et la résignation. Le régime autoritaire impose aussi une attente, comme le pas suspendu sur le pont enjambant la frontière des deux pays dans le film prémonitoire de Théo Angélopulos, Le Pas Suspendu de la Cigogne. On attend l’inévitable non pas dans la résignation mais aussi dans une sorte de défi. Il s’agit du principal défi qui reste à faire contre l’autocrate, le dévisager. Dans cet état de suspension qui est l’expression peut être parfaite de l’état d’exception, il est implicitement inscrit au fronton de la nouvelle Sublime porte kitsch que « Chaque citoyen peut goûter un jour la prison. » Dans cette nuance entre le « va goûter » et « peut goûter » que s’installe le règne de l’arbitraire, et la démocratie autoritaire et conservatrice opère sa mue en une autocratie élective dont le caractère totalitaire reste asymptotique.
Lors de mes multiples conversations avec Osman Kavala, nous avons beaucoup évoqué un des paradoxes du régime d’Erdoğan. C’est le paradoxe de l’instabilité. Le régime autoritaire se légitime souvent en Turquie et aussi ailleurs par le besoin du peuple à la stabilité, principalement à la stabilité politique et à la stabilité économique. Or, dans le cas de la Turquie, ce qui le différencie peut être du régime de Poutine, du poutinisme, c’est que le pouvoir autocratique d’Erdoğan est désormais, et de très loin, le principal facteur d’instabilité politique comme de l’instabilité économique, et de la perte totale de la prévisibilité.
Mais ce pouvoir autoritaire s’alimente aussi, comme un pompier pyromane, de l’instabilité qu’il secrète. Et cette instabilité permet aussi à l’autre Turquie, à ceux qui ont dit non lors du référendum à l’instauration du pouvoir de l’Un d’espérer la fin proche de cet épisode cauchemardesque tout en restant suspendu dans cette attente. Parce qu’à la différence des dictatures, cet autoritarisme laisse la porte entre-ouverte à l’espoir que l’on peut mettre fin à cet épisode par des voies pacifiques, par les élections. Le jour où cet espoir disparaîtra totalement, qu’il deviendra patent que la porte est désormais bien verrouillée, on passera aussi à un autre monde où rester en état de suspension ne sera plus possible et basculer dans la violence extrême l’issue la plus probable.
Osman Kavala, justement, par son entêtement à croire toujours possible d’arriver à résoudre les problèmes par le dialogue, par la découverte culturelle de l’autre et la compréhension du raisonnement et des motifs de l’adversaire, est le symbole même de la résilience démocratique. Tous, nous attendons suspendus aux nouvelles de sa libération.