Il y a cinq jours, j’annonçais l’accélération du cours des choses. Aujourd’hui, il s’agit bien plus que d’une accélération. Le pouvoir nous entraine à toute allure dans un camion sans frein vers le ravin. Le député du CHP, Sezgin Tanrıkulu, a résumé le cours des choses après l’arrestation de collègues de HDP : «Ce qui a été fait ce soir est non seulement un coup d’Etat mais aussi une opération pour diviser le pays. Le parlement a été une seconde fois bombardé. Il s’agit d’une provocation très dangereuse. Ce soir l’AKP a dit aux six millions de personnes [qui ont voté HDP] que leur bulletin de vote est ‘nul et non avenu’ et en faisant cela, il a porté un coup très dur à l’unité de ce pays.»
En effet, le coup est porté aujourd’hui sur l’unité du pays pour consolider le bloc islamo-nationaliste antikurde et préparer le terrain d’une dictature qui se cache sous un emballage de régime présidentiel. Pour justifier les arrestations des députés et des journalistes et le blocage de l’accès à tous les réseaux sociaux, le premier ministre avance l’argument de « la nécessité d’écarter le danger ». Après, dit-il, tout redeviendra normal. Quelle normalité ? Que tout le pays soit conduit vers la catastrophe par la volonté d’une seule personne, par son désir inassouvable de domination et par les délires d’une poignée d’hurluberlus qui l’entourent ? Aujourd’hui le pouvoir est la source principale du danger qu’il prétend vouloir écarter. La détention préventive des co-présidents et des députés de HDP signifie tout simplement appuyer sur la pédale d’accélérateur du véhicule qui descend sans frein la pente.
Cette coalition composée de ceux qui s’enferment dans une délire de pouvoir, de ceux qui ont perdu la raison à cause de leur haine et de leur peur du Kurde et de ceux qui ont confié leur raison et leur volonté dans les mains d’un autocrate nous conduit vers une catastrophe. Devant le chef d’orchestre de ce pouvoir sont réunis des Islamistes revivalistes et revanchards, des représentants patentés du fascisme local et des racistes portant le label de nationalistes. Mais n’oublions pas que quelques anciens responsables du journal Cumhuriyet sont aussi derrière l’opération qui est menée actuellement pour faire nommer des administrateurs du gouvernement à la tête de ce journal. Ceci n’est pas étonnant. Parce que dans ce bloc fascisant islamiste il y a aussi ce genre de personnes à présent. L’organe de propagande du national-socialisme turc et les maître-agitateurs de l’Etat-Erdogan crient ensemble que par cette opération d’arrestation des dirigeants et des journalistes de Cumhuriyet, ce journal sera arraché des mains « des supporters du FETÖ et du PKK et rendu à leurs vrais propriétaires ». Le président du MHP, chef du fascisme aux couleurs turcs soutient ouvertement cette opération. Le procureur qui accuse actuellement le journal Cumhuriyet de faire les propagandes de terrorisme des organisations FETÖ et PKK en même temps figure lui-même parmi les accusés du procès des membres « de l’organisation terroristes FETÖ » mais continue à exercer son métier alors qu’il est placé sous contrôle judiciaire ! Ceci n’est pas une « malchance » comme le soutient le ministre de la justice, ni un hasard. Cela reflète bien la perte de raison qui a saisi le pouvoir dans son délire de toute puissance et de vengeance. A une accusation aussi absurde contre Cumhuriyet, il fallait trouver un procureur aussi invraisemblable !
La légèreté d’appréciation du président du CHP qui a donné son feu vert au mois de mai dernier à l’amendement constitutionnel suspendant l’immunité des parlementaires permet aujourd’hui au ministre de la justice d’affirmer que « la Turquie est un Etat de droit, que tout le monde est égal devant la loi et que l’on applique aux députés de HDP le droit auquel tout le monde doit se soumettre ». Mais en réalité ils n’ont même pas besoin de ce prétexte. En 1994 quand les policiers arrêtaient dans le parlement les députés kurdes, on n’avait pas voté préalablement un amendement constitutionnel suspendant leur immunité. A l’époque, le parlement et les logements des députés avaient été encerclés par les forces de l’ordre. Aujourd’hui, le parlement est totalement court-circuité. La volonté et l’esprit du faucon procureur de la Cour de sureté de l’Etat de l’époque, artisan de ces arrestations, continuent à régner mais démultipliés par une passion islamiste revivaliste.
Nous sommes entrainés vers une catastrophe qui va laisser sous les décombres non seulement le pouvoir, mais tout le pays. Cela rappelle les récits de la mythologie grecque où les dieux font semblant de donner à certains force et pouvoir exceptionnels, de l’hubris, pour mieux les enivrer et s’amuser de les voir finalement se diriger à leur perte?
Paru dans Cumhuriyet, 5.11.2016.