En Turquie l’Etat de droit n’est pas en vigueur. Rappeler cela est une palissade. Mais l’Etat de la loi non plus n’est plus en cours. Le gouvernement n’accepte pas de se soumettre aux lois qu’il a lui-même promulgués. Le chef de l’Etat turc se flatte souvent de ne pas diriger un « Etat tribal », mais des règles et des traditions auxquels un dirigeant d’un Etat tribal est d’ordinaire soumis ne sont plus vigueur en Turquie aujourd’hui. Le chef de l’Etat et son gouvernement n’admettent que la validité de ce dont ils ont besoin à l’instant précis. Il s’agit d’une dictature dont la raison lui est totalement intrinsèque et qui se considère libérée des contraintes de la constitution et de la loi. C’est ce que l’on appelait autrefois la tyrannie.
Le 11 janvier la cour constitutionnelle turque a pris des décisions pour quatre saisines individuelles portant toutes sur des plaintes de détention abusive. Elle a rejeté la demande de l’ancien membre du conseil constitutionnel, arrêté au lendemain de la tentative du coup d’Etat de juillet 2016 et en détention préventive depuis cette date. En revanche elle a reconnu pour les trois autres cas la violation des droits de la personne par une décision abusive de détention. Il s’agit de Mehmet Altan et de Sahin Alpay qui sont en détention depuis quinze mois pour leurs chroniques dans les journaux et leurs paroles dans les programmes télévisuels. Elle a reconnu aussi la violation de la liberté d’expression et de la presse et a ordonné leur libération immédiate. Le quatrième cas, Turhan Günay, responsable du supplément livre de Cumhuriyet, avait été maintenu en détention durant neuf mois. La cour a reconnu dans son cas aussi un abus de droit par les tribunaux.
Six heures après la proclamation de ces décisions, les deux cours d’assises d’Istanbul ont refusé de libérer les deux détenus en avançant un argument de procédure et ont manifesté leur refus d’appliquer la décision impérative de la haute juridiction. La cour d’assise accuse la cour constitutionnelle d’usurpation de droit. L’argument spécieux porte sur la non publication au Journal officiel de la décision de la cour constitutionnelle alors que cette dernière l’avait immédiatement mis sur son site internet et envoyé aux tribunaux via l’intranet de la justice. Le maintien derrière les barreaux des prévenus dont la libération a été ordonnée par la plus haute autorité judiciaire du pays est une nouvelle forme de torture psychologique pour satisfaire le désir de vengeance du potentat.
Les portes paroles du gouvernement et de l’AKP soutiennent ces décisions des cours d’assise. Le porte parole du gouvernement déclare que la cour constitutionnelle a outrepassé les frontières qui lui sont imposées par la constitution et les lois parce que le chef de l’AKP veut redessiner ces frontières quotidiennement en fonction des besoins de son pouvoir absolutiste. Il y a deux ans quand la cour constitutionnelle avait ordonné la libération des journalistes du Cumhuriyet, Can Dündar et Erdem Gül, Tayyip Erdogan avait publiquement annoncé qu’il n’acceptait pas cette décision tout en regrettant que le tribunal de première instance n’ait pas fait la même chose. Il attribuait ainsi à ces tribunaux des prérogatives extraconstitutionnelles. Aujourd’hui les deux cours d’assises d’Istanbul ont suivi ses consignes d’antan. L’Etat de la loi non plus n’est plus en vigueur en Turquie.
Dans sa décision contestée par le gouvernement AKP, la cour constitutionnelle souligne que la proclamation de l’état d’urgence ne saurait suspendre les droits et les libertés fondamentales des personnes. Or la Turquie avance systématiquement cet argument de l’exception dans ses défenses pour des dossiers acceptés par la Cour européenne des droits de l’Homme. Quand bientôt la Turquie sera vraisemblablement condamnée devant la CEDH pour les innombrables détentions abusives (journalistes, députés, avocats, maires, etc…), le gouvernement va probablement réagir comme aujourd’hui et inviter les tribunaux à refuser de suivre la décision de la CEDH. Alors que l’aventure de son adhésion à l’UE est désormais officieusement enterrée, la Turquie va poursuivre sa dérive qui l’éloignera aussi de l’espace régi par la Convention européenne des droits de l’homme et dans la foulée de la Russie qui se prépare à le quitter, se mettre à la marge du Conseil de l’Europe. La nouvelle Turquie « locale et nationale » conduite par la coalition islamo-nationaliste de l’AKP et du MHP prend de plus en plus forme.
Aujourd’hui ce n’est même pas la raison d’Etat qui règne en Turquie, mais la raison du puissant. Arrivé à un stade très avancé du refus de reconnaitre le droit, le gouvernement et son Chef ferment toute possibilité de retour à la normale par une alternance. Cette situation crée et renforce le sentiment dans la société qu’ils ne lâcheront le pouvoir sous aucune condition et si l’éventualité d’une alternance devenait crédible, qu’ils seront prêts à faire absolument tout pour l’empêcher.
D’aucun pourrait qualifier cette situation comme le fascisme, comme le totalitarisme ou comme le despotisme oriental. Ce qui est sûr c’est que nous vivons sous le règne d’un pouvoir despotique vindicatif et sans scrupule.
La version en langue turque de cette chronique est parue dans le quotidien Cumhuriyet du 13 janvier 2018 .